En restauration depuis 2004, la galerie des Glaces ouvre de nouveau ses portes au public le 27 juin prochain. Coût de l'opération : 12 millions d'euros. Visite en avant-première.
Il existe dans notre bonne vieille France une tradition de la lettre de délation, comme il en va de l'essai ou de la nouvelle littéraire. Ainsi, le 3 juillet 1665, deux zélés compatriotes adressent-ils discrètement une missive au doge, pour l'informer de la présence de miroitiers vénitiens à Paris. Pour justifier leur geste, ces «amis de l'ordre» prétendent vouloir le bien d'une industrie qui est «l'une des pierres les plus précieuses» de la République... Et une source non négligeable de revenus, puisqu'elle détient depuis des siècles, sinon le secret de la fabrication du miroir au mercure, du moins celui d'en produire de grandes dimensions et surtout d'une pureté exceptionnelle, grâce à certaines soudes importées d'Orient. Ce secret, Venise l'a hérité de Byzance et elle le défend jalousement, en menaçant de mort celui (ou celle) qui le divulguerait, notamment aux Français qu'on dit prêts à payer très cher pour l'obtenir.
Depuis que le règne dispendieux de Louis XIV a mis les miroirs à l'honneur dans les intérieurs aristocratiques, les importations de glaces de Venise ont pris en France une telle extension qu'elles inquiètent le ministre des Finances. A juste titre, leur prix élevé provoquant une hémorragie de devises, dont l'économie du pays se serait bien passée. Afin d'obtenir ce marché, Colbert a envoyé des espions à Murano pour débaucher les meilleurs ouvriers. La police de la Sérénissime avait parqué les maîtres verriers sur une île de la lagune, dans le but évident de mieux les surveiller.
Ancien conservateur aux Archives nationales, créateur et directeur des archives de Saint-Gobain (depuis 1991, à la tête des relations générales du groupe), Maurice Hamon nous raconte comment le miroir est venu en France : «En mai 1665, Colbert expédie à Venise un agent secret pour organiser la fuite de verriers vers Paris. Il y aura en tout trois expéditions de débauchage, qui vont entraîner des sanctions de la part des inquisiteurs de la Sérénissime.»
Pour décider les ouvriers qualifiés à s'expatrier, le ministre des Finances n'a pas lésiné sur les moyens. Il leur accorde notamment des privilèges personnels considérables : exemption d'impôts, juridiction spéciale pour les administrer, et un salaire fort au-dessus de la moyenne. A l'époque, le prix d'un beau miroir au mercure équivaut environ à 800 journées de travail d'un manoeuvre ordinaire. Ce qui était justifié par les difficultés de sa fabrication, et surtout par le danger qu'elle représente. Soumis aux vapeurs nocives du mercure, un artisan miroitier dépassait rarement l'âge de 30 ans. Le procédé sera interdit à partir de 1850, avec la découverte de la technique moderne de l'argenterie.
Maurice Hamon poursuit : «Deux des meilleurs ouvriers de la communauté des verriers du faubourg Saint-Antoine vont mourir de façon très mystérieuse... Sans doute empoisonnés. Colbert réclame une autopsie. Les Vénitiens de Paris sont traumatisés. L'ambassadeur de Venise, Giustiniani, tergiverse et, finalement, à force d'argent et de promesses de pardon, il réussit à rapatrier presque toute la petite colonie vers la mère patrie. Sans que personne ait trahi le secret de la fabrication du miroir.»
On en est là, lorsque le projet d'une Grande Galerie mûrit dans la tête de l'architecte de Versailles, Jules Hardouin-Mansart. Son décor fastueux devait être à la fois un atout politique à la gloire du Roi-Soleil et un essor pour l'industrie et les arts français. Le projet était difficilement réalisable, dans ce contexte de monopole vénitien, lorsqu'on signale à Colbert l'existence d'une petite entreprise à Tourlaville, près de Cherbourg, qui saurait fabriquer des glaces d'une pureté comparable en tous points à celle du concurrent transalpin. Des marchands italiens se rendant en Angleterre avaient peut-être transmis le secret à des verriers du Cotentin ? La commande royale pour la galerie des Glaces sera l'acte de naissance de ce qui va devenir le numéro un du verre français, l'entreprise de Saint-Gobain.
«Un marché colossal pour l'époque, nous explique Vincent Guerre, en charge des travaux de restauration des miroirs de la galerie des Glaces : il fallait fournir 357 pièces d'une taille exceptionnelle, soit au-dessus de la norme de 34 pouces (70 centimètres de côté), correspondant à la capacité maximale d'un souffleur.» Ce spécialiste du miroir ancien s'est vu chargé, avec son équipe, d'harmoniser les miroirs d'origine et ceux qui avaient été changés au cours des siècles. Les réserves des ateliers de Vincent Guerre n'auraient pas suffi à la demande si, nouveau rebondissement dans une histoire qui n'en manque pas, l'on n'avait découvert, sous les toits du Sénat, un stock de miroirs anciens conservés du temps où ce palais était la résidence du frère du roi. L'assortiment avec ceux de Versailles s'est fait, carreau par carreau, travée par travée, et c'est ainsi que la galerie des Glaces a retrouvé une nouvelle jeunesse.
«L'impact extraordinaire de la galerie des Glaces dans l'Europe d'alors s'explique par le fait que, pour la première fois dans l'Histoire, un architecte avait eu l'idée géniale de faire entrer la lumière extérieure et les jardins dans le décor d'un palais.»
Un deuxième secret industriel allait être conquis, dix ans après son inauguration en 1684, avec le procédé du coulage à plat. Ce fut là le véritable bond en avant de la miroiterie française, ne serait-ce que parce qu'il permettait de dépasser la limite fixée par les capacités thoraciques du souffleur.
Comme le conclut Vincent Guerre : «On peut dire que la galerie des Glaces fut une prouesse technique et un manifeste politique à la gloire de Louis XIV. Mais aussi une vitrine du savoir-faire de l'époque. On peut dater de sa création la naissance du luxe français, et notamment des grandes industries nationales comme les soieries lyonnaises, les tapisseries des Gobelins, les verreries de Saint-Gobain... C'est peut-être parce qu'ils ont été conscients de ce que l'Europe doit à ce décor prodigieux que les conflits et les révolutions l'ont respecté jusqu'à ce jour.»
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